L'appartement que nous habitons, Annie, Xavier et moi, est en fait à l'origine celui d'Annie. Un beau "8 1/2" comme on dit au Québec, c'est à dire l'équivalent de trois chambres, un grand salon double, une salle à manger double, un bureau, une lingerie, cuisine, salle de bain et j'en passe. L'appart présente également l'avantage d'être situé dans le quartier du "Plateau", spot branchouille à ses heures et lieu de résidence privilégié des familles bobos et des Français nouvelles installés à Montréal. Bref, on l’aura compris, le domicile familial a tout pour être un petit paradis, si ce n'était sa note monstrueusement salée en chauffage l'hiver et... son propriétaire. Ah, le propriétaire... Raymond la frite qu'on le surnomme. Un petit vieux à la mèche colorée et permanentée très aimable en apparence et qui possède environ une dizaine d'apparts sur toute la rue. Raymond, c'est l'exemple typique du proprio radin qui rechigne toujours à faire les réparations qui s'imposent malgré l'évidence de la chose, et qui en plus a le chic de renvoyer la faute constamment sur ses locataires. Accompagné de son réparateur attitré, toujours le même, sorte de vieux bricoleur du dimanche qu'il doit payer au lance-pierres sous forme de forfait annuel, il persiste à croire qu'un propriétaire n'a que des droits, et aucun devoir.
Bref, je parle de Raymond parce qu'hier, une fois de plus, nous avons été confrontés à l'incurie de vieux bonhomme en termes de normes électriques. Affairé dans la buanderie à ranger je ne sais quoi, ma droite oreille est attirée par un crépitement inhabituel en provenance de la boite à fusibles. Un "crrr-crrrrrrrrr" électrique un peu inquiétant et qui ne dit rien de bon. Ce n'est pas la première fois que nous constatons ce bruit et le signalons à Raymond la frite, mais à chaque fois, c'est de notre faute : on charge trop la sécheuse, on met trop de linge dans la laveuse... bref, s'il y a le feu, ce sera de notre faute. Je m'approche un peu de l'armoire à fusibles. Ciel, une étincelle, là, dans le fond. Comme un arc électrique entre les fusibles et le fond de la boîte. Annie et papa viennent voir la chose, qui se révèle tout de même quelque peu inquiétante. Bon, on ne va pas se le cacher : prévenir une nouvelle fois Raymond ne changera pas grand chose à l'affaire. Il va appeler son Jack de service qui fera un truc de bout de ficelles qui sautera deux semaines plus tard. Cette fois, un appelle un contact à la Régie du bâtiment qui nous conseille alors d'appeler les pompiers. "S'il y a des étincelles, il y a risque d'incendie, il ne faut pas jouer avec ça" dit le monsieur, qui nous avait déjà été de bons conseils durant l'été suite à d'autres problèmes de type électrique.
Les pompiers? Bon, alors allons-y. Annie compose le 911 et explique la situation au répartiteur. Non, pas d'incendie, juste des bruits suspects. Non non, pas de fumée non plus, ya pas le feu, mais bon, on nous a conseillé de vous appeler pour venir constater sur place, on sait jamais. Oui, vous envoyez quelqu'un? Ah, super! Merci... Une visite de routine quoi... Tu parles. Moins de deux minutes plus tard, qu'est-ce que j'entends au loin? Un concert de sirènes. Pas une, pas deux... non plusieurs, qui arrivent convergent tout droit vers chez nous. Bordel, mais ils arrivent à combien? Quelques secondes plus tard, la réponse tombe : quatre gros camions, tous gyrophares allumés, dont trois stationnent devant la maison, le quatrième se postant au carrefour 200 mètres plus haut pour arrêter la circulation.
Le lieutenant débarque. Près de deux mètres de haut, la moitié de large. Il ne manque rien : masque à oxygène, casque, gants, bébelles cliquetantes accrochées de partout. Pour un peu et son habit fume encore. Bon, alors elle est ou cette boite électrique? Heu, au fond m'sieur. Accompagné de deux de ses collègues (tous les autres attendent en bras de chemise en bas), il file vers la buanderie pour aller constater les "dégâts". Je lui montre et lui explique sommairement nos déboires avec le proprio. Et qui voit-on débarquer à ce moment là la gueule enfarinée, apeuré par les quatre camions rouges stationnés dans la rue? La Frite lui-même... Je suis le propriétaire dit-il tout penaud.
L'inspection en règle du pompier se poursuit. Et opportunément, le tableau électrique se met à grésiller pile au bon moment. Notre lieutenant constate la dangerosité de la chose. "Si je puis me permettre de dire quand même quelque chose...", intervient alors Raymond, "ça fait plusieurs fois que je dis à la locataire de ne pas mettre trop de linge dans la sécheuse, parce que quand même, mettre trois brassées de lavage dans l'appareil, ça ne se fait pas". Oui en effet, ça ne se fait pas, c'est pourquoi on ne le fait pas... Visage décomposé de mon père... Moi, je ne moufte rien, je laisse les choses suivre leur court. Et effectivement : "Rien à voir" tranche sèchement le pompier. "De toutes manières, si l'appareil est trop chargé, il disjoncte tout seul, ya aucun rapport." C'est clair, c'est dit.
Résultat des courses : les pompiers refusent de rebrancher le courant vu que le risque d'incendie est bien réel. Un électricien doit par ailleurs, et immédiatement, passer pour faire quelque chose. On a dit un électricien, pas un Mac-Gyver au rabais à la moustache mitée par les Gauloises-Du Maurier de contrebande. Fichtre, ça ne fait pas les affaires de Raymond tout ça. Le voilà sommé par des hommes en jaune de débourser plusieurs dizaines de dollars. Zut de zut... Les pompiers finissent par repartir. Le proprio en fait de même, la queue entre les jambes. Un quart d'heure plus tard, le revoilà! Désolé, pas d'électricien de disponible avant demain. Comprendre : son homme à tout faire ne doit pas être en ville. Dommage mon grand, tu fais comme tu veux, mais le courant doit être rétabli ce soir, ou alors c'est l'hôtel et le resto à tes frais. "Ah non, ça va pas recommencer ici", maugrée-t-il en partant, visiblement excédé. Finalement, il reviendra dans la soirée avec un vrai artisan, qui remettra tout dans l'ordre.
Bon, certes, le proprio n'a pas eu à changer le panneau à fusibles antédiluvien vu que l'électricien a réussi à bidouiller quelque chose de sécuritaire et règlementaire. On aurait bien aimé le voir cracher un peu ses dollars... Mais au moins, on s'est payé une bonne tranche de rigolade, entre les quatre camions de pompiers toutes sirènes hurlantes, le lieutenant et intervention bien sentie et le Raymond incapable de contester quoique ce soit. En passant, on lui a adressé le soir même une mise en demeure en recommandé, comme le gars de la Régie du bâtiment nous l'a conseillé. Juste histoire de se prémunir pour la prochaine fois.
Désormais, quelque chose nous dit que la guerre est déclenchée... :-)